Mortimer Jones (Nouvelle  de et interprétée par Daniel  Angot)

 

En 2019, issu de cette nouvelle, est né le roman "Du blues dans la nuit" édité par Ex Æquo.

 

Un musicien, n’importe où, joue du saxophone. Il est seul sur scène. Il mime un blues en play-back. Soudain, il cesse de jouer, regarde un enfant (fictif) qui l’écoutait.« Hé ! P’tit ! Qu’est-ce que tu fais là ? T’écoutes ma musique ? Je joue bien, hein……Comment ? Non ! T’as pas froid aux yeux, toi ! Attends… ne te sauve pas… t’as raison, je ne jouerai jamais aussi bien que l’ex-propriétaire de ce saxo. Il s’appelait Mortimer Jones. Aux État-Unis, c’était un grand jazzman. Ah oui, c’était une pointure aux States, Mortimer… et tu vois petit, ce saxo lui a appartenu !… Comment ? Elle est bidon mon histoire ? T’as peur de rien, toi ! Viens ici, viens, n’aie pas peur, je vais te raconte sa vie à Jones, et tu jugeras après si elle est bidon ou non. Bidon… mon histoire… ça alors ! Tiens, assied-toi là… Sur la dernière phrase, le musicien pose son saxo et s’assoit face au public. Mortimer Jones est né à Harlem, de parents noirs bien sûr, à Harlem, ils sont tous noirs… ou presque. Ses parents l’étaient, mais pas lui ! À sa naissance, ses cheveux étaient tout blanc, ses yeux bleu pale, et sa peau, elle n’était même pas café au lait… elle était grise ! Oui mon p’tit gars… pour son malheur Mortimer est né albinos.…Oui môme, comme les lapins !… Si, ça existe aussi chez les humains… Son enfance n’a pas été facile. Il était rejeté par tous. Sa peau, pour ses petits camarades était un mystère, pour les adultes elle était une honte ! Même son père, lorsqu’il l’a vu la première fois, tout nouveau-né, a cru que sa femme l’avait trompé. Il a quitté le quartier, et depuis personne ne l’a jamais revu ! Alors quand sa pauvre mère meurt, Mortimer, probablement d’avoir été sa vie durant soupçonnée d’adultère, ou d’avoir vu son gamin mis au ban de la communauté, quand elle disparait, Mortimer fuit Harlem ! Et pour seul bagage il emporte cet instrument. C’est le saxo que lui avait donné son grand-père quand il avait été assez grand pour souffler dedans. Il part vers d’autres quartiers de New York. Des quartiers où il sait qu’il ne sera pas accepté, toléré au plus, mais où on lui jette quelques pièces pour sa musique. Oh pas de quoi vivre ! Tout juste survivre, mais ça lui va bien car en ces lieux cosmopolites on fait moins attention à sa différence. Il vit ainsi quelques mois, et puis un jour, alors qu’il jouait dans une allée de Central Park… la chance !

Le musicien se lève, regarde loin devant…

 

Elle est belle la chance… elle a la trentaine, la peau noir, des cheveux lisses qui lui tombent sur les… (il fait le geste d’une belle poitrine) épaules…(il marque un temps en souriant dans la direction où est censé être l’enfant) Elle s’arrête devant lui, l’écoute un instant, puis s’assoit sur la pelouse. On ne s’arrêtait pas souvent pour l’écouter, alors Mortimer il donne tout. Il fait chialer son sax du chagrin de son enfance, le fait vibrer de sa colère d’avoir été rejeté par les siens… puis, quand il voit que le visage de la chance devient triste, il le fait rire son sax. Il le fait rire à s’en faire péter les poumons ! Quand il s’arrête, à bout de souffle, la jeune femme se lève, vient vers lui, « Ouah… tu joues vachement bien, toi ! Ça te dirait de jouer chaque soir pour un bon salaire ? » Il en a tellement entendu le gars Mortimer, qu’il n’y croit pas : « Vous moquez pas d’moi, m’dame ! » La jeune femme fouille dans son sac à main, en sort une carte de visite : « Tiens ! Présente-toi ce soir à cette adresse, tu demanderas Josy. Josy, c’est moi. Je préviendrai le portier, tu pourras entrer sans difficulté. » Puis elle tourne les talons et le plante-là !Mortimer jette un œil sur la carte de visite. La vache ! Le Lion Bleu ! Le Lion Bleu de Brooklyn, c’est la boite de jazz où les plus grands sont passés. Le grand Louis him self y a fait ses débuts ! Il n’y croit pas, mais comme il n’a vraiment rien à perdre, il va le soir même au Lion Bleu, dans ses vieilles fringues et ses baskets trouées… (Il tourne le dos au public, regagne son siège.) Tu vas pas encore me croire p’tit ! Il fait un tabac… En quelques semaines le tout New York se bouscule aux portes de la boîte pour l’écouter ! Le succès ! Il devient riche en peu de temps le gars Mortimer ! Il est content, il a du succès. Avec le succès, il a la monnaie. Et avec la richesse, il obtient quelque chose qu’il n’espérait plus : le respect. Car malheureusement, on respecte plus le dollar que la couleur de la peau ! Il a tout Mortimer. Belle revanche sur son enfance à Harlem… il a tout ou presque, parce que le jour où il a rencontré Josy à Central Park, il en est tombé raide dingue amoureux. Mais il n’ose espérer : « Elle est tellement canon… et moi, avec ma gueule mal cuite… »

Il se lève à nouveau.

Tu vois p’tit, il se trompe Mortimer. Car la Josy, elle a bien vu que derrière sa « gueule mal cuite » comme il dit, se cache une beauté intérieure… Alors un soir, après le spectacle, elle va le voir quand il sirote son verre de wisk… de jus d’orange au bar, elle passe son bras mignon autour de son cou et lui dit : « ça te dirait de partager ma vie mon petit Mortimer ? » Tu parles ! Si ça lui dit ! Cette fois, il a tout Mortimer : le succès, la monnaie, le respect et l’amour en prime ! Oui mon p’tit pote ! Ça a duré cinq ans ! Cinq années de pur bonheur ! Et puis… un jour… un mauvais jour, Josy s’en est allé… d’abord il ne le croit pas, puis rapidement la colère vient : (il se lève) « Pourquoi tu me l’as prise ? C’est dégueulasse ! On était bien Josy et moi, on s’aimait… Pourquoi tu me l’as prise ? C’est dégueulasse ! » Après la colère vient la résignation. Mais tu vois p’tit, la résignation n’apporte pas l’oublie. Alors, pour oublier, il se met à picoler, Mortimer. Lui qui était presque sobre… Mais l’alcool ne suffit pas à lui faire oublier Josy. Il a recourt à la coke, cette traînée blanche… Et arrive ce qu’il devait arriver, il se fait virer du Lion Bleu. Il retourne à la rue… Mais son sax est devenu triste, si triste… Les passants n’aiment pas la tristesse au quotidien, les pièces deviennent rares. Il touche le fond Mortimer… Puis un jour, il se rebelle. Il s’adresse à Dieu. À Harlem, Dieu était son seul confident, puisque tous l’avaient rejeté. Sauf sa mère, bien sûr, mais on ne peut pas tout dire à sa mère... Au fil du temps, Dieu était devenu le pote qu’il aurait aimé avoir mais qu’il n’avait jamais eu. Ce jour-là, il Lui dit : (l’index pointé vers le ciel) « Écoute-moi, Toi qui ordonne la Providence ! Dis-lui que c’est dégueulasse ce qu’elle m’a fait ! Elle a permis que le crabe me bouffe ma Josy sans que la science des hommes ne puisse rien y faire… Elle m’a donné cette sale gueule puis cinq années de bonheur, probablement pour que j’en bave encore plus après ! Alors dis-lui à la Providence… dis-lui que pour la punir je vais la priver des dernières années de misère qu’il me reste à vivre ! » Et là, p’tit… Mortimer a serré rageusement le garrot sur son biceps, il a planté l’aiguille dans la veine, et sans hésiter a envoyé la dose mortelle en disant : « à tout de suite, Josy… »

…Pourquoi je pleure, petit ? Parce que… Mortimer Jones, c’était mon père !